«Marché noir», dernière création scénique d’Ali Yahyaoui, a été présentée au public.Prenante mais infiniment sombre, cette pièce tire sa force d’un texte traduit et «tunisifié». Pari hautement risqué…
Dans la salle du 4e art, les spectateurs se ruent vers les sièges et s’installent dans la pénombre régnante. Parmi eux, une silhouette, celle d’un jeune homme, debout, dehors, les yeux rivés sur la foule, le regard perdu, capuche avec les cheveux couverts… Ses pensées indéchiffrables, inaccessibles se bousculent incessamment: en apparence, l’homme se faufile parmi les spectateurs, arpente les rangs des sièges, garde la porte d’entrée de la salle et marche parallèlement à la scène. Par la suite, il est rejoint par une deuxième silhouette, celle d’un homme un peu plus âgé, robuste, portant des vêtements défraîchis, cheveux et barbe ébouriffés. Les deux hommes se cherchent et leur rencontre sonne le glas des affaires, qui se font et se défont dans l’ombre.
Oui, le business… Il s’agit, en effet, d’une rencontre entre un commerçant et un client pour parler affaires officieusement. Dans le noir… Une plongée dans les dessous du «marché noir», ce Souk parallèle, source vitale de milliers de familles notamment en Tunisie. Le contact se fait loin des bancs officiels, des endroits où tout est soi-disant déclaré, visible, obéissant à une loi précise qui contrôlerait les manœuvres industrielles et réduirait ce qu’on appelle couramment le «marché noir», même en dialecte tunisien. Ici, l’officiel, le conventionnel et le légal n’a pas sa place. Il s’agit d’une jungle où des ombres comme celles de ces deux hommes tentent de survivre décemment en contournant la loi.
Là où le fil se perd, c’est quand le spectateur se retrouve peu à peu engouffré dans un océan de termes poétiques, philosophiques, littéraires et est broyé par des procédés rhétoriques et linguistiques divers. Le texte inaudible faute de sono également, rend l’échange presque indéchiffrable. Les deux ombres bougent sur scène, et au sein même de la salle en entier : la création repose sur une scénographie bien travaillée : une scène où on voit un décor industriel, celui d’une usine ou d’un entrepôt à l’abri des regards, peu éclairés. Cependant, le jeu des deux acteurs hommes et leurs cris d’alerte parviennent à lever le voile sur l’un des fléaux les plus répandus dans nos sociétés modernes, celui de la corruption qui bat son plein dans les régions isolées, intérieures mais également frontalières. Le texte reste cependant hermétique et peu accessible à l’image des textes dont est inspirée la pièce, celui d’un Bernard-Marie Koltès infiniment torturé, pessimiste, complexe mais criant d’humanité. «Marché noir» est une coproduction réalisée par le Cads Tataouine et le Théâtre national tunisien joué par Mohamed Chaâbene et Ali Ben Said.